Dans les affaires Amazon et Fiat, les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ont confirmé la conformité des pratiques fiscales du Luxembourg aux normes européennes. Mais ces récents verdicts viennent également sceller une ère, commencée en 2015, où le nombre d’accords préalables négociés a drastiquement chuté. Paperjam s'est réuni avec nos avocats fiscalistes pour éclairer les enjeux de cette nouvelle dynamique.

Quels sont les principaux enseignements, pour les entreprises, des décisions de la CJUE sur Amazon et Fiat ?

Pierre-Antoine Klethi:

«Les enseignements pratiques sont limités, notamment sur les prix de transfert, sachant qu’il s’agit d’affaires anciennes et que l’environnement fiscal a bien changé depuis. Cela dit, les arrêts de la CJUE fournissent un éclairage précieux sur la notion d’imposition normale, par rapport à laquelle on vérifie si un contribuable donné a bénéficié d’un avantage sélectif ou non. En rejetant l’idée d’avantages fiscaux indus, la Cour protège en outre la réputation du Luxembourg. Ce faisant, on peut dire que ces décisions renforcent la sécurité juridique. La Commission européenne ne peut pas inventer son propre système fiscal idéal en fonction des orientations politiques actuelles, où chacun devrait payer sa ‘fair share of tax’.»

La Commission européenne a-t-elle perdu en influence sur la fiscalité ?

Peter Moons:

«Malgré ses revers juridiques, la Commission a eu du succès sur le plan politique. Il a fallu une décennie pour établir un verdict juridique, une longue période qui a vu d’importantes modifications fiscales. Cela témoigne de l’efficacité de la stratégie de la Commission visant les aides d’État.»

Pierre-Antoine Klethi:

«Il est clair que la Commission, en brandissant le droit des aides d’État, a utilisé ces affaires pour forcer les gouvernements à accepter un certain nombre de changements et de directives comme ATAD2 ou sur l’échange de renseignements. Maintenant, la Commission n’a plus ce «bâton» et pour moi, ce n’est pas un hasard si elle a beaucoup plus de difficultés à faire passer ses initiatives, ATAD3 ou autres.»

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Il y a de plus en plus d'interrogations concernant les prix de transfert.

Peter Moons

Quelle est l’utilité des décisions sur Amazon et Fiat pour le fisc luxembourgeois ?

Pierre-Antoine Klethi:

«Ces décisions clarifient la ligne à suivre pour l’administration fiscale en dissipant les incertitudes précédentes. Elles doivent permettre une approche plus affirmée dans les prises de position sur diverses questions fiscales.»

En matière de rulings, comment la pratique de l’administration fiscale luxembourgeoise a-t-elle évolué depuis l’offensive de la Commission ?

Pierre-Antoine Klethi:

«De fait, depuis l’intervention de la Commission contre Fiat Chrysler en 2015, le nombre de rulings a beaucoup diminué. Cela s’est traduit par une augmentation des litiges pour résoudre des différences d’opinions qui, auparavant, étaient prévenues par des décisions anticipées.»

Qu’est-ce qui vous permet de parler d’augmentation des contentieux ?

Peter Moons:

«Une indication que le nombre de cas et aussi leur complexité augmentent est que le tribunal administratif a créé une cinquième chambre en septembre dernier pour se spécialiser dans les affaires fiscales. Trois juges se concentrent désormais spécifiquement sur ce sujet.»

Pierre-Antoine Klethi:

«Une autre indication est l’allongement des délais de procédure. On a souvent 18 mois, en ce moment, entre la fin de la procédure écrite et l’audience de plaidoirie – ce qui est extrêmement long. Ajoutons que les affaires portées devant les tribunaux ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Le nombre d’arrêts et de jugements, un peu plus de 200 par an, est stable. Mais le nombre de questions de l’administration fiscale prend lui l’ascenseur.»

Des exemples ?

Peter Moons:

«Il y a de plus en plus d’interrogations concernant l’établissement stable (lieu d’affaires fixe) à l’étranger et les prix de transfert (prix auxquels des sociétés d’un même groupe s’échangent des biens, des actifs ou des services). En novembre 2023, un important jugement a clarifié l’application des règles de prix de transfert, confirmant le droit de déduire des intérêts notionnels pour des prêts sans intérêts, et définissant ainsi une distinction plus nette entre capitaux propres et dettes.»

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Se refermer comme une huître au premier désaccord, c'est problémtique.

Pierre-Antoine Klethi

Dans quelle mesure cette tendance à l’augmentation des litiges fiscaux affecte-t-elle la réputation du Luxembourg en tant que centre financier ?

Pierre-Antoine Klethi:

«L’augmentation de ces litiges contribue à normaliser la perception du Luxembourg en dissipant les suspicions de complaisance fiscale. Cependant, la remise en question par l’administration de structures parfois anciennes et le manque de dialogue en cas de divergence de vues peuvent nuire à la réputation du pays. Poser des questions, c’est bien, se refermer comme une huître au premier désaccord, c’est problématique. L’absence de procédure de transaction (settlement) se fait parfois ressentir.»

Quels conseils donneriez-vous aux entreprises pour minimiser les risques de contentieux avec l’administration fiscale luxembourgeoise ?

Pierre-Antoine Klethi: 

«Je conseille aux entreprises de maintenir de la transparence et de s’engager dans un dialogue constructif avec l’administration fiscale. Une documentation précise et une justification solide de leurs positions fiscales sont des mesures préventives clés contre les contentieux.»

Peter Moons:

 «Les entreprises doivent également anticiper les questions de l’administration et y répondre en s’appuyant sur une documentation de prix de transfert détaillée. Si la justice est saisie, souvent, elle tranchera en faveur du rapport contenant les meilleurs détails.»

Cet article a été premièrement publié par Paperjam